09 Novembre 2021
Par: Claudy Vouhé (L’être égale) et Nelly Leblond (DPU), avec les apports de Penda Diouf (OGDS), Angèle Koué (GEPALEF), Astrid Mujinga (CFEM/GeA), Jeannine Raoelimiadana et Mina Rakotoarindrasata (Simiralenta), et Adriana Allen (DPU).
Selon Tatu Mtwangi Limbumba, experte en assainissement membre de l’équipe Tanzanienne du projet OVERDUE, les tabous traditionnels entourant les excréments et les toilettes se sont érodés dans les villes africaines. Par exemple, au Kenya ou en Tanzanie, le mélange des excréments d’une belle-mère avec ceux de son beau-fils, qui interdisait autrefois la construction de latrines à l’intérieur des maisons, n’est plus de rigueur, et fait place à des “aspirations modernes” telles que des WC intérieurs et des toilettes publiques. Ces aspirations modernes sont-elles pour autant dénuées de tabous ?
Ces aspirations modernes sont-elles pour autant dénuées de tabous ?
Lorsque les organisations féministes CFCEM/GA (Coordination Congolaise des Femmes pour l’Équilibre dans les Ménages/Genre en Action) en RDC, GEPALEF (Genre, Parité et Leadership féminin) en Côte d’ivoire, SiMIRALENTA à Madagascar et OGDS (Observatoire Genre et Développement de Saint-Louis) au Sénégal ont interviewé des femmes pour la campagne Voicing Just Sanitation (Assainissement pour toutes.tous) lancée par OVERDUE avec le soutien de L’Être Egale, peu de ces tabous “traditionnels” ont été mentionnés. En revanche, les personnes interrogées ont évoqué:
- des règles sociales qui perdurent et organisent silencieusement les pratiques sanitaires selon le genre, distribuant des possibilités et des contraintes, souvent au détriment des femmes,
- des préjugés qui, subrepticement, relèguent les femmes à la fin de la file d’attente des toilettes mais aussi tout au bout de la liste des personnes employables dans les métiers rémunérés de l’assainissement, dans le secteur privé ou public.
- des contraintes multiples qui empêchent leur accès sécurisé aux toilettes dans l’espace public, notamment urbain, en particulier pendant leur menstruation.
- Surtout, les femmes interrogées ont décrit la non-reconnaissance de leurs contributions à l’assainissement par les familles et les communautés mais aussi par les responsables politiques et les pouvoirs publics.
De quoi parle-t-on alors?
De “tabous modernes” inoffensifs voire positifs (protecteurs?) pour les femmes ou de préjugés qui alimentent de pures discriminations de genre ancrées dans les rapports sociaux de sexe et entérinées par les pouvoirs publics ?
Sur la base des témoignages recueillis et pour ouvrir la conversation, nous avons établi une première liste de dix points (non priorisés) qui articulent tabous, clichés et préjugés, et poussent le curseur de l’intime des corps et des hiérarchies de genre dans le champ des politiques publiques :
Les femmes ne doivent faire aucun bruit, ne laisser aucune odeur lorsqu’elles utilisent les toilettes
1. L’appareil digestif des femmes est différent de celui des hommes
C’est ce que l’on pourrait penser quand on écoute Angèle Koué, activiste féministe en Côte d’Ivoire évoquer les tabous et interdits qui entourent le passage des femmes aux toilettes. Dans les cours des concessions, les femmes ne doivent pas être vues trop souvent autour des toilettes et doivent passer après les hommes. Elles ne doivent faire aucun bruit, ne laisser aucune odeur lorsqu’elles utilisent les toilettes. Elles peuvent être répudiées pour ça. Le corps des femmes, même dans ses fonctions biologiques primaires, doit répondre non pas à la nature, mais à la culture patriarcale. Pour autant, l’intimité et la dignité des filles et des femmes sont souvent mises à mal par des installations inadaptées, dans les espaces privés comme publics.
Tout ce qui tourne autour du sang menstruel est considéré comme honteux, y compris pour les nombreuses femmes et les filles qui ont intériorisé ces injonctions.
2. Personne ne doit savoir qu’une femme a ses menstrues
Des premières aux dernières, les menstruations doivent rester cachées explique Emilie Tapé, bloggeuse sexuelle à Abidjan. Il ne faut pas se tâcher, il ne faut pas laisser traîner de serviette souillée. Tout ce qui tourne autour du sang menstruel est considéré comme honteux, y compris pour les nombreuses femmes et les filles qui ont intériorisé ces injonctions. Et pourtant, se changer dans les toilettes, publiques notamment, est un défi, un exploit et un risque!
Les installations inadaptées transforment les menstruations en hantise cyclique.
Si le papier hygiénique est considéré comme un élément de base des toilettes, les serviettes hygiéniques et les poubelles pour les jeter sont oubliées. Résultat : les femmes sont pointées du doigt quand les serviettes obstruent les fosses septiques.
Pour stimuler l’engagement autour de ce tabou, l’OGDS de St Louis au Sénégal prend le contre-pied avec une courte pièce de théâtre illustrant ce que pourrait être une prise en charge bienveillante et non-stigmatisante des premières règles des filles à l’école.
3. Le travail d'assainissement est trop salissant et difficile pour les femmes
Ce préjugé est rapidement invalidé par le fait que les femmes se chargent massivement de l’entretien des sanitaires de la maison, évacuant manuellement et quotidiennement les eaux usées et les excréments de la famille quand les infrastructures manquent ou défaillent. Ce travail est invisible et, bien entendu, non rémunéré.
Le préjugé occulte aussi les rôles clés des femmes dans les quartiers, ainsi que le décrit Mariam Bakayoko, leader communautaire dans le quartier de Treichville à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Nadia Ramanantsara, responsable des infrastructures sanitaires publiques dans la Commune Urbaine d’Antananarivo raconte aussi comment les femmes sont impliquées en tant qu’agentes mais aussi à travers des associations qui mettent en commun des fonds pour éliminer les déchets et les eaux usées, même si elle décrit par ailleurs une répartition du travail d’assainissement très normé au sein de la collectivité : les femmes à la communication, les hommes sur le terrain.
Au contraire, les femmes pallient les infrastructures insuffisantes ou bien défaillantes.
4. Les pratiques d'assainissement des femmes contribuent à l’insalubrité des villes et des quartiers
Abdoulaye “Pelé” observe que les femmes jettent “négligemment” leurs eaux usées dans la rue dans son quartier de Saint-Louis au Sénégal. En écho, Awa ba, résidente de Diamaguene à Saint Louis explique que les familles n’ont pas de branchements aux égouts, de toilettes privées, ni les moyens d’y accéder. Dans ces conditions, les femmes pallient les infrastructures insuffisantes ou bien défaillantes. Si les femmes sont souvent blâmées pour leur gestion “irresponsable” des eaux usées et des excréments familiaux, en revanche, le fait que les hommes utilisent l’espace public pour se soulager est peu remis en cause dans la discussion sur la salubrité des villes témoigne Honorable Félicité Naweza, Députée provinciale Sud Kivu, République Démocratique du Congo.
5. Les métiers d’assainissement ne sont pas pour les femmes
Ce cliché perpétue l’idée que les femmes n’ont pas leur place dans le secteur rémunéré de l’assainissement comme employées des entreprises ou collectivités, ou cheffe d’entreprise, ce que contredit le témoignage de Véronique Randriaranison, gérante d’une compagnie de vidange à Antananarivo qui s’occupe notamment des urinoirs mobiles. Défiant la stigmatisation, Prisca raconte pourquoi elle a accepté le poste de “dame pipi” d’un de ces urinoirs mobiles et souhaite maintenant que son travail ne s’arrête jamais. Solange Tiémélé, adjointe au maire dans la commune de Treichville à Abidjan, plaide aussi pour ouvrir les métiers de l’assainissement aux femmes et appelle à des partenariats privés-publics pour y parvenir.
6. Mieux vaut se retenir que de risquer une infection ou une agression dans des toilettes publiques insalubres et peu sûres
Le manque d’hygiène et de sécurité a fait naître cet interdit, une sorte de tabou “de protection”. A Abidjan par exemple, le mauvais entretien des installations publiques dans les quartiers populaires et leur accès mixte génèrent une peur généralisée des infections urinaires que relève Emilie Tapé, bloggeuse sexuelle mais aussi du harcèlement et des agressions sexuelles selon Brigitte Taho, présidente d’une ONG féministe. Cette “rétention”, que les femmes et les filles ont intériorisé “pour leur bien”, met leur santé en péril tandis que la crainte du harcèlement et des agressions sexuelles pèse lourdement sur la quiétude et le bien-être des femmes dans l’espace public, et donc sur leur citoyenneté et leurs droits.
7. Des toilettes à n’importe quel prix
L’accès aux toilettes est un droit, pas un luxe. Pour autant, ce droit continue à avoir un prix, surtout pour les femmes. Lanto, femme de ménage et locataire dans la capitale malgache raconte comment les propriétaires transforment l’amélioration des toilettes de leur propriété en pouvoir et en profit. En menaçant d’augmenter le loyer, ils mettent facilement fin aux revendications des locataires pauvres, surtout des femmes qui sont seules avec leur famille. Avoir des toilettes “comme il faut” chez soi devient un symbole de réussite sociale. Le manque de pouvoir social et économique maintient les femmes et les familles dans des situations dégradantes et augmente leur dépendance vis-à-vis des toilettes publiques payantes – souvent inexistantes ou inadaptées, mais aussi des toilettes et salles de bain sur les lieux de travail, qui deviennent alors un véritable bonus. Félicité Nawaza, maire adjointe d’une commune du Kivu (RDC) rappelle que dans l’espace public, les femmes dépensent plus que les hommes pour utiliser les toilettes parce que, contrairement aux hommes, elles ne se déshabillent pas pour faire pipi derrière un poteau ! Paradoxalement, par manque d’option, elles sont obligées de contribuer à la rentabilité des entreprises ou collectivités qui rechignent à les employer parce qu’elles sont femmes.
L’usage polyvalent des toilettes reste un impensé, tout comme la mixité des lieux.
8. Les toilettes, c’est pour “faire ses besoins”
Certes, mais ce n’est pas que ça. C’est aussi un lieu qui souvent sert à se laver ou à se changer (notamment pendant les menstruations). Cet usage polyvalent reste un impensé, comme la mixité des lieux. Nathalie Musau, porte-parole adjointe des étudiant.e.s de l’Institut supérieur d’études commerciales et financières (ISECOF) à Bukavu (RDC) explique comment, à l’université, les toilettes mixtes génèrent malaise et inconfort. Les étudiantes souhaitent utiliser les toilettes de l’université pour se changer ou se maquiller, mais elles y croisent leur professeur ou congénères (hommes), dans des toilettes mixtes. La mixité des toilettes favorise aussi les agressions sexuelles. Les femmes sont encouragées à aller à l’école et à obtenir des diplômes d’enseignement supérieur, mais les infrastructures et bâtiments n’évoluent pas pour inclure leur corps et leurs besoins. Dans les écoles, raconte Anjara Maharavo de la commune urbaine d’ Antananarivo, l’enjeu de la mixité des toilettes commence à être pris en compte.
Les femmes sont mobilisées dans la lutte mais elles sont peu soutenues
9. On ne se bat pas pour des toilettes
Eh bien, si. Les femmes et leurs associations jouent un rôle déterminant mais invisibilisé dans la collaboration entre les communautés et les municipalités. Le problème est qu’elles sont peu remerciées et appuyées pour ce travail qu’elles accomplissent au quotidien, parfois avec honte et sans aucune gratification sociale ou économique, pour pallier l’insuffisance des infrastructures et les déficiences des états et des collectivités. Les revendications collectives sur les enjeux d’assainissement s’articulent davantage autour de la question de l’accès à l’eau. Les toilettes, symbole des besoins corporels encore tabous et de l’intime, peinent à trouver leur place dans les plaidoyers communautaires, avec un impact qui pèse plus lourdement encore sur les femmes et les filles. Pourtant, les femmes sont mobilisées dans la lutte, comme à Saint-Louis, mais tout reste à faire!
La réticence des décideurs à parler publiquement des excréments, des latrines et des besoins corporels, maintient l’assainissement en bas de l’agenda
10. Les toilettes, un tabou politique ?
La réticence des décideurs à parler publiquement des excréments, des latrines et des besoins corporels maintient l’assainissement en bas de l’agenda, selon Astrid Mujinga de l’ONG CFCEM/GA. Une double discrimination genrée est en place : d’une part, l’investissement limité dans les aménagements des quartiers pour servir les résident·es, de même que les infrastructures défaillantes dans l’espace public ou les lieux éducatifs touchent principalement les filles et les femmes. Pourquoi ? Parce qu’elles n’utilisent pas la rue comme urinoir, qu’elles ont besoin d’intimité, de sécurité et d’espaces adaptés, et parce qu’elles utilisent les toilettes plus que les hommes pour des raisons physiologiques mais aussi sociales (ce sont principalement elles qui accompagnent les petits enfants aux toilettes). Cela appelle une budgétisation sensible au genre de l’assainissement. D’autre part, quand des infrastructures sont en place, les opportunités d’emploi des secteurs privés et publics sont réservées aux hommes, alors que les femmes ont des compétences dans l’assainissement (acquises à la maison), ou qu’elles peuvent en développer. Une volonté politique d’agir en faveur de l’égalité professionnelle et de la mixité des métiers permettrait aux femmes qui le souhaitent d’investir ce champ d’emploi porteur d’avenir : c’est ce que souhaite Fatoumata Djiré Ouattara, maire adjointe de la commune de Koumassi (Abidjan).
Dans les villes, des tabous et préjugés liés au genre sont constamment re-créés. Ils viennent alimenter des impensés politiques et techniques et légitimer une répartition inégale des droits, des bénéfices, des avantages et des inconvénients entre femmes et hommes dans le domaine de l’assainissement. En mettant en lumière ces questions de genre et en les déconstruisant, les associations féministes du projet Overdue font pression pour une réelle égalité femmes-hommes autour du siège de toilette et tout au long de la chaîne de l’assainissement.
Rejoignez-les en partageant votre expérience et en ajoutant votre voix à la campagne Voicing Just Sanitation.
Vous pouvez aussi partager vos remarques et expériences en vous inscrivant (gratuit) au webinaire organisé par Overdue le 12 novembre 2021 : Les toilettes, siège des inégalités de genre ?